Ecrit par Dominique Issartel

Publié par L’Equipe Magazine

Une si longue nuit blanche

Dépendant à l’alcool et aux médicaments, Geofrey Abadie, l’ancien ailier du Racing version showbiz, a frôlé la mort. Ses anciens coéquipiers l’aident à affronter ses démons.

CHEZ GEOFREY ABADIE, une vieille photo traîne sur le bar, rescapée de ses frasques. Elle l’a suivi pendant toutes ces années, sur tous ces chemins tourmentés, comme pour venir le questionner, inlassablement : « Qui es-tu ? » Il soupire : « Aujourd’hui, vingt-quatre ans après, je ne sais toujours pas qui est ce jeune homme… » On le voit, les cheveux peroxydés, lever le bras droit et sourire au milieu de ses potes. On est le 26 mai 1990, le Racing est champion de France de rugby et Geofrey Abadie, 25 ans, est le héros d’un soir : c’est lui qui a réussi un but énorme, de cinquante mètres, cinq minutes avant la fin du temps réglementaire, pour permettre à son équipe de jouer la prolongation.

C’est lui aussi qui, surgissant de son aile, a marqué le dernier essai, à six minutes de la fin, contrant un dégagement de l’arrière agenais Bernard Lacombe. Alors, il lève le bras et il regarde le Parc des Princes,« ce gros gâteau en béton », danser autour de lui. Le Racing, cette équipe atypique, dont les trois-quarts jouent en noeud papillon rose, où l’on sert du champagne aux joueurs à la mi-temps et où les avants ont autant de caractère et de repartie que le plus rusé des demis de mêlée, vient de conquérir le bouclier de Brennus, trophée réservé depuis plus de trente ans aux équipes du sud de la Loire.

Toute la nuit, et celles qui suivront, Geofrey Abadie va fêter ça. Le lendemain, il met plus de deux heures pour pénétrer dans Roland-Garros, où les joueurs sont invités, freiné par les chasseurs d’autographes qui ont flashé sur ses cheveux blonds et sa jolie gueule. La semaine d’après, il pose pour un magazine de mode, habillé par le grand couturier Yohji Yamamoto. Le soir, avec ses potes, il boit à la victoire et à leur vie de rêve. « La saison précédente, je jouais encore à Graulhet, dans le Tarn ; là, en quelques mois, ma vie a basculé. Question bringue, j’ai passé la vitesse supérieure.» Pourtant, il boit depuis longtemps. « J’ai participé à ma première troisième mi-temps à seize ans, en cadets, en buvant une bière. À partir de là, je n’en ai plus raté une et les doses augmentaient. » Aujourd’hui qu’il essaie de s’en sortir, il lâche : « L’alcool, je pensais que c’était festif ; jamais je ne me suis imaginé qu’un jour je devrais être abstinent. »

Serge Simon, président de Provale, l’union des joueurs de rugby professionnels, est un de ceux qui l’accompagnent sur le difficile chemin qui l’attend. Ancien pilier et coéquipier d’Abadie au Stade Français, entre 1996 et 1999, Simon est conscient du rapport ambigu de ses semblables avec la boisson. « L’alcool est considéré dans notre sport comme un mode d’intégration, c’est un des trois piliers du rugbyman avec la dimension physique, qui doit être hors norme, et la propension aux conquêtes féminines. Si tu n’es pas bon au comptoir, tu n’es pas un bon rugbyman. » « On te dit que tu t’échappes, renchérit Abadie. L’autre jour encore, j’ai vu l’entraîneur d’une équipe de cadets leur dire, après une victoire : “Venez, je vous paie une bière.” Putain ! tu ne peux pas leur payer un Coca ? »

Mais, même avec l’alcool, Geofrey Abadie s’échappe. « Je souffre de dépendance, une maladie reconnue comme l’incapacité à faire face aux émotions sans artifice. Au départ, il y a toujours une problématique d’abandon. » Il a dix-sept ans quand son père, Alain, talonneur de l’équipe de Graulhet, décède d’un cancer. Aujourd’hui encore, plus de trente ans après, les mots ne sortent pas facilement pour dire cette déchirure. Vincent Moscato, l’ami d’enfance, parle pour lui. L’ancien pilier devenu acteur a joué cinq années avec Abadie, à Graulhet,

et fréquenté le même collège. « Je revois encore le visage de son père… C’était un talonneur qui faisait preuve d’un engagement terrible. Il avait un côté excessif, violent. Ce n’est jamais bon pour ceux qui vivent avec.» Quand il meurt, sa mère s’effondre et part vivre, ou plutôt survivre, avec Céline, sa soeur, dans un kibboutz, en Israël. Lui reste.

Sa carrière commence, le rugby devient son seul soutien. Ils se retrouveront en 1997 autour du Refuge Café, un restaurant qu’il a acheté dans le 12e arrondissement de Paris. Pas grand-chose à voir avec le bonheur : « Ma mère buvait et ma soeur était devenue schizophrène. » Lui continue de jouer, il devient même à nouveau champion de France, en 1998, avec le Stade Français cette fois. Le soir, autour du comptoir, il arrive que Bernard Laporte, entraîneur du club parisien, lui demande : « Pourquoi finis-tu toujours les whiskies que les gens t’offrent, Geofrey ? Rentre chez toi, va te coucher. » Mais Geofrey Abadie n’arrive pas à dormir sans avoir bu et personne n’y peut rien. Ni Carole, sa femme, qui joue au basket en Nationale 1B,

ni Esteban et Adrien, leurs jumeaux, nés à la fin de 1997. « Avec le recul, ce serait facile de dire que je l’ai vu plonger, raconte Carole. Mais non, le rugby le tenait. Quand sa carrière s’est arrêtée, en 2000, il s’est effondré. J’ai sombré avec lui, j’ai perdu tous mes cheveux. Être mère m’a sauvée. J’allais voir un psy, mais il avait décidé que la thérapie ce n’était pas pour lui. Aujourd’hui qu’on est séparés depuis sept ans, je regarde cette période avec tristesse mais sans amertume. Longtemps, j’ai essayé de comprendre pourquoi on ne suffisait pas, les enfants et moi, à calmer ses angoisses, à combler ses vides. J’ai fini par l’accepter. »

Quand il se retourne sur sa période de joueur, Geofrey Abadie se souvient que Bernard Laporte est « le seul à avoir essayé de (l) ’alerter sur (s)a consommation. » Quinze ans après, Laporte, aujourd’hui manager de l’équipe de Toulon, a été l’un des premiers à répondre à l’appel au secours lancé par son ancien ailier. C’était le 2 octobre. En pleine cure de désintoxication à Limeil-Brévannes, il appelle Patrick Serrière, capitaine du Racing en 1990 et président de l’association Ciel et Blanc, qui regroupe les anciens du club. « Il avait fait une tentative de suicide et devait quitter le centre de soins sous quinze jours, car sa mutuelle s’arrêtait et il ne pouvait plus couvrir les frais.» L’argent de la vente de son restaurant, en 2008, s’est envolé depuis longtemps et il raconte à Serrière et Michel Tachdjian, ses vieux potes deuxième-ligne venus le voir à l’hôpital, sa descente aux enfers, les cures de désintoxication. « En plus de l’alcool, j’étais devenu accro aux médicaments, à la drogue. »

Un an avant l’arrêt de sa carrière, il surdose le myolastan, un décontractant musculaire retiré du marché depuis, pour essayer de s’apaiser le soir, après les entraînements. « Je tournais à huit par jour, au lieu d’un. » Un an plus tard, sans le rugby, il se met à déprimer et ingurgite un tas de somnifères, Zopiclone, Noctamide, des antidépresseurs. « J’allais chez un psy et je ressortais avec dix médocs différents. » Dès le matin, il prend de la cocaïne. « Je suis devenu asocial ; je me shootais chez moi. Jusqu’à l’accident de scooter, en avril 2013. Sur le PV de police, il est inscrit que j’avais ingurgité 45 whiskies coca… Je ne sais pas si c’est moi qui ai

fanfaronné ou si c’est vrai, je ne me souviens plus. » Sa mère est décédée l’année précédente, sa nouvelle compagne l’a mis dehors, il n’a plus rien. Immédiatement, Serrière et Tachdjian alertent les champions de France 1990 et la solidarité se met en place. Sollicité, Jacky Lorenzetti, l’actuel président du Racing-Métro, sensible à l’histoire et surtout à l’idée du rugby qu’elle génère, met gracieusement un de ses appartements à disposition de l’ex-joueur, pendant six mois, dans un quartier chic de Paris. Franck Mesnel donne des meubles, Éric Blanc un aspirateur, Denis Charvet, une machine à café. Un frigo, une table, des matelas surgissent. En quelques heures, l’appartement est équipé. Beaucoup envoient des chèques, les coéquipiers du Racing bien sûr, mais aussi Bernard Laporte, Jean-Pierre Rives, Max Guazzini, Vincent Moscato, Bernard Lapasset…

Quelques jours après sa sortie du centre de Limeil-Brévannes, Geofrey Abadie va témoigner devant l’assemblée générale des joueurs de Provale, assisté par Serge Simon, le président du syndicat des joueurs, qui veut confronter la génération actuelle aux problèmes que peut engendrer le haut niveau. Ils sont une centaine et, parmi eux, le deuxième-ligne de Montpellier, Robins Tchale-Watchou : « Geofrey Abadie tremblait, il pleurait et on avait l’impression que le fait de dire les choses à des personnes du même monde lui faisait prendre une conscience encore plus aiguë de sa chute.» Autre témoin, Benjamin Kayser, talonneur de l’équipe de France, est encore sous le coup de l’émotion. « Je n’ose imaginer combien cela lui a été difficile de dire ça devant nous. Il nous a fait un véritable don. » À Provale, le cas d’Abadie incite Simon à mettre sur pied une cellule d’aide aux anciens. « J’ai vu l’efficacité avec laquelle Patrick Serrière et Michel Tachdjian ont géré le cas de Geofrey et j’ai décidé de confier à ce dernier la responsabilité de la structure. »

Car depuis qu’il est sorti de cure, le 16 octobre, le«Tachdj » n’a plus lâché Abadie, remplissant ses papiers, faisant le point sur ses créances, appelant sa banque et gérant son budget « de 30 euros par jour ». L’ancien deuxième-ligne se renseigne sur l’addiction et apprend que, pour s’en sortir, il faut être entouré par quatre « murs de protection ». « Geof a son ex-femme et ses enfants, qui le redécouvrent ; des médecins (il voit un psy et un addictologue toutes les semaines) ; les potes du rugby et, depuis peu, il a Barbara. » Michel Tachdjian l’appelle« la fée ». Ancienne alcoolique, elle s’occupait d’emmener dans sa voiture les patients de Limeil-Brévannes à des réunions des Alcooliques anonymes. Son lien avec Geofrey naît autour d’une chanson de Stromae dont le personnage, ivre, passe du statut de « formidable » à celui de « fort minable. » C’est à Barbara que l’ancien ailier se livre entièrement, fin novembre, en lui confiant son « livre vert », des centaines de pages où, pendant ses mois de cure, il a raconté son histoire. « On appelle ça les feuilles d’émotion, dit Barbara. J’ai mis cinq nuits à les lire. J’y ai découvert quelqu’un dont l’étoile est endormie. »

Ensemble, dans l’appartement de Geofrey, ils préparent le dossier qui devrait servir de base à la parole que Provale lui a demandé de porter, dans les clubs et les centres de formation. « Les jeunes, quand ils auront mon âge, ce lien que j’ai avec les anciens de 1990 n’existera plus. Je veux leur dire que, pour être joueur pro, il ne faut pas boire d’alcool. En racontant mon histoire, au début, j’ai eu honte. Désormais, j’assume le fait d’en être là. Je sais que je ne suis pas tiré d’affaire, que c’est au jour le jour, qu’il me faut du temps et retrouver un travail. Mais je recommence à avoir des rêves de vie. » Lentement, à la chaleur de ceux qui l’entourent, son étoile se réveille.